18 août 2025 Constance Marechal-Dereu

Logistique et souveraineté : « la compétitivité doit redevenir le maître-mot »

Août 2025 – Anne-Marie Idrac a accordé une interview à la revue Réflexions immobilières, qui consacre son numéro de l’été 2025 à la logistique.

 

En quelques mots, pouvez-vous nous présenter France Logistique et son périmètre d’action ?

France Logistique a été créée en 2020 avec une ambition simple : fédérer les acteurs publics et privés de la filière logistique autour d’une stratégie commune. Nous rassemblons aussi bien les grandes fédérations professionnelles que des entreprises représentatives de l’ensemble des maillons de la chaîne logistique.

Notre rôle est d’être un interlocuteur unique et structurant auprès des pouvoirs publics. Nous participons à de nombreux travaux interministériels pour faire avancer les enjeux liés aux infrastructures, au foncier, à l’emploi, à la compétitivité, à la transition énergétique ou à l’innovation.

Notre périmètre couvre l’ensemble des modes de transport – maritime, ferroviaire, fluvial, routier, aérien – et les infrastructures nécessaires, notamment l’immobilier logistique. La logistique urbaine, les plateformes de distribution, les hubs portuaires et aéroportuaires sont également au coeur de notre action.

Ce secteur, trop souvent mal compris, représente pourtant 10 % du PIB national et près de deux millions d’emploi non délocalisables et répartis sur l’ensemble du territoire. La filière logistique continue à recruter malgré les difficultés du moment, avec des profils professionnels très variés en termes de qualification, notamment avec le développement de la robotique et de la gestion par l’intelligence artificielle des chaînes logistiques.

C’est un maillon clé de l’économie réelle et de l’aménagement du territoire.

 

 Le contexte actuel de guerre commerciale rebat les cartes de la mondialisation : avec quelles conséquences sur l’organisation des flux logistiques ?

La logistique a longtemps été le bras armé du libre-échange. Elle a permis l’optimisation continue des chaînes d’approvisionnement mondiales, au service de la compétitivité des entreprises commerciales et industrielles, et du pouvoir d’achat des consommateurs.

Néanmoins ce modèle est en train d’évoluer. Les tensions géopolitiques, les barrières douanières, la pression réglementaire, les crises successives (sanitaire, énergétique, géopolitique) ont mis en évidence la vulnérabilité de certaines dépendances.

Aujourd’hui, si l’optimisation reste essentielle, c’est dans un environnement beaucoup plus incertain. À court terme, les logisticiens doivent faire preuve d’une agilité extrême pour s’adapter aux nouvelles contraintes douanières, réglementaires et économiques, une qualité essentielle dans leur domaine d’activité.

Mais de façon plus structurelle, un bascule­ment est en cours qu’on pourrait appeler la régionalisation de la mondialisation, un mou­vement qui peut être abrité sous la bannière de la réindustrialisation ou de la souveraineté européenne. Cela se traduit chez les entre­prises industrielles et commerciales par une recherche de diversification des fournisseurs (en Asie du Sud-Est notamment), une montée en puissance de hubs logistiques autour de la Méditerranée (au Maroc, en Turquie) ou encore par une relocalisation partielle en Europe de l’Est. Cette approche ne se fonde pas néces­sairement sur la proximité géographique mais plus sur le partage de standards normatifs et juridiques qui fluidifient les process.

Pour les logisticiens et leurs clients, cela implique une fois encore adaptabilité, agilité et…un besoin de plus de logistique sur les territoires européens. En effet dans l’objectif de (re)développer une capacité de production en Europe, ou à tout le moins de s’approvisionner de manière sécurisée et stable, il est nécessaire de disposer de transports, mais plus encore d’entrepôts, de lieux de stockage ou d’approvisionnement, qui assurent cette solidité industrielle.

 

Comment l’Europe et la France peuvent-elles préserver l’efficience des chaînes d’approvisionnement et gagner en autonomie ?

Il y a un consensus sur le fait que notre souveraineté repose sur la résilience de la chaîne logistique : en terme de stockage mais aussi d’optimisation des flux. L’enjeu en Europe et en France se situe sur la compétitivité de l’ensemble de la filière logistique.

Les relocalisations industrielles et le développement d’une économie circulaire supposent une infrastructure logistique renforcée et spécialisée. Cela signifie non seulement du transport performant, mais aussi du foncier, des entrepôts, des hubs multimodaux et des outils numériques puissants.

Cela s’applique aussi à des secteurs stratégiques : la Défense, le nucléaire, les énergies renouvelables. Certains ports de la façade atlantique se positionnent ainsi pour devenir des centres de maintenance ou de stockage des pièces détachées des éoliennes offshore. Ces évolutions requièrent une logistique robuste, durable et bien pensée.

Dans ce contexte la France dispose d’atouts majeurs : un savoir-faire illustré par de grands logisticiens comme CMA CGM (3e armateur mondial derrière Maersk et MSC – deux entre­prises européennes), une position géogra­phique centrale, un réseau autoroutier dense et des infrastructures portuaires de qualité.

En revanche nous devons impérativement travailler à fluidifier les connexions port-hinterland, faciliter les implantations et l’intermodalité pour rendre la logistique portuaire plus compétitive. C’est l’un des sujets sur lesquels France Logistique agit, dans le cadre d’une réflexion gouvernementale sur les infrastructures de transport et leur financement pour une plus grande efficacité logistique des business models des ports. Le foncier portuaire, qui a ses propres schémas directeurs et qui échappe pour partie aux règles de non-artificialisation des sols, devrait davantage être mobilisé pour accueillir des activités logistiques.

 

Quels sont les secteurs logistiques les plus fragilisés actuellement ?

La logistique étant une activité de service au service de l’économie, elle est directement affectée par les évolutions de la dynamique économique (croissance, pouvoir d’achat, consommation, création d’emplois…). Au vu de la dégradation de la situation macro-économique actuelle, l’ensemble de la chaîne est affecté, et plus particulièrement le secteur du transport routier.

Il est et restera certainement le mode de transport dominant en Europe, avec environ 80% du transport de marchandises. En France, c’est l’un des secteurs qui subit le plus de charges et de contraintes et donc, près de 43 % des camions en circulation sur notre réseau routier sont de pavillon étranger. Le taux de défaillances des petites entreprises de transport est actuellement très préoccupant, proches de ceux de la crise de 2008. Cela interroge plus largement la compétitivité de notre modèle d’approvisionnement.

Pour l’améliorer, avant tout, il faut de la simplification. Trop de normes, trop de lenteurs, trop d’incertitudes juridiques. Ce dont les entreprises ont besoin, ce ne sont pas des aides conditionnées ou des promesses à long terme, mais de stabilité, de lisibilité et de fluidité dans les décisions.

Cela passe par des procédures d’implantation plus rapides, des délais de recours raccourcis, une fiscalité et un cadre normatif harmonisés à l’échelle européenne. Ce que nous demandons, c’est que l’on reconnaisse le rôle structurant des entreprises du secteur du transport et de la logistique et que leur travail soit facilité pour que tous les pays européens puissent être plus performants vis-à-vis des autres pays hors-européens.

Nous portons cette parole à tous les niveaux de l’État. La résilience ne se décrète pas : elle se construit dans un cadre compétitif, agile et attractif qui permette de capter un maximum de valeur sur nos territoires.

 

En matière immobilière, comment surmonter la réticence des collectivités à accueillir de nouveaux entrepôts ?

L’acceptabilité des implantations logistiques est un sujet sensible du fait des nuisances qui y sont souvent associées : peur des flux de camions, crainte de la pollution, méconnaissance des retombées économiques locales, en termes d’emplois notamment.

Il y a un double enjeu, juridique et d’image, à relever pour faciliter l’accueil d’espaces logistiques. D’un point de vue réglementaire, il faudrait que les documents d’urbanisme (SCOT, PLU) intègrent mieux les besoins logistiques, et surtout à l’échelle pertinente – souvent celle de l’intercommunalité- et encourager l’usage de friches industrielles. Depuis quelques années déjà, à l’initiative de France Logistique, on a ainsi vu se développer des conférences régionales logistiques, le but étant que nos activités soient mieux prises en compte dans les schémas directeurs d’aménagement. Sur le plan de l’acceptabilité, il faut montrer que la logistique d’aujourd’hui est innovante, respectueuse, créatrice d’emplois. Beaucoup d’entrepôts sont désormais à énergie positive, avec des toitures photovoltaïques, des trames vertes, des espaces de travail ergonomiques. L’urbanisme logistique innovant – comme les projets en coeur de ville ou la transformation de parkings souterrains – montre qu’on peut concilier logistique et cadre de vie.

Le secteur dans son ensemble est très engagé, mais il souffre d’une image obsolète. Par nos actions, nous travaillons à ce changement de perception.

 

Comment la filière aborde-t-elle le virage de la décarbonation ?

Avec sérieux et pragmatisme. Le transport routier évolue vers l’électrique, mais c’est un processus long et coûteux. Nous avons environ dix ans de retard sur la voiture particulière. Il faut structurer un réseau de bornes, faire émerger une offre industrielle, garantir la performance économique.

Le ferroviaire et le fluvial doivent aussi monter en puissance. Mais là encore, cela suppose des investissements dans les infrastructures, des connexions efficaces et une offre compétitive.

Côté entrepôts, la tendance est à la compacité, à la verticalité, à l’optimisation du foncier et à la production d’énergie locale.

Mais il ne suffit pas de verdir un maillon de la chaîne : il faut penser chaîne logistique intégrée. Ce n’est pas optimal d’avoir un entrepôt exemplaire à l’autre bout de l’Europe s’il génère des flux inutiles. Le véritable gain environnemental passe par une logistique cohérente, courte, territorialisée et interconnectée aux filières agricoles, industrielles et commerciales. C’est le sens du programme innovation que nous lançons pour accompagner les entreprises du secteur.

 

A propos de la revue : publiée par l’Institut de l’Épargne Immobilière et Foncière, la revue Réflexions Immobilières propose chaque trimestre de partager les réflexions et les analyses des principaux dirigeants ou personnalités du marché de l’immobilier et de la finance, à travers des articles de fond. Site web.

En savoir plus

Transport de marchandises et logistique

au service des performances économiques et écologiques de la France et de l’Europe